
L’affiche était alléchante. Yanis Varoufakis, ancien ministre grec des Finances, mi-professeur, mi-rockstar. Face à Dany Cohn-Bendit, ancien eurodéputé, flamboyant et attachant tribun dont le Parlement européen demeure orphelin. Deux monstres médiatiques, deux égos imposants, plutôt proches sur le plan des idées, mais résolument éloignés dans le style.
"Un long hiver de mécontentement"
Recrutés par le journal Le Monde, dans le cadre de son festival annuel de conférences, pour débattre sur le thème "l’Europe a-t-elle tué la gauche ?", les deux hommes, réunis dimanche 27 septembre, ont davantage joué leur rôle qu’offert une confrontation d’idées inoubliable. Quelques passes d’armes savoureuses tout de même et une volonté étonnement partagée de voir l’Europe aller vers plus de fédéralisme. Rien de neuf pour Cohn-Bendit, mais une demi-surprise pour Varoufakis, membre des forces de gauche radicale prêtes à s’écarter du modèle européen si nécessaire, afin de casser sa logique libérale.
"Un long hiver de mécontentement". C’est en convoquant Richard III que l’ancien ministre a lancé les débats, dans l’amphithéâtre de l’opéra Bastille, affichant complet. Citer Shakespeare d’entrée de jeu pour rappeler le désarroi du peuple grec, ça pose son homme. Il faut dire qu’il est longuement passé par le Royaume-Uni et l’Australie, dans le cadre de son parcours académique. Varoufakis ne ferait-il d’ailleurs pas exprès de gommer un accent digne de ‘oxbridge‘ – il a été fellow à Cambridge – qu’on croit entendre ici et là pour faire plus Grec ?
Ces interventions suivantes seront du même ordre. Ton grave et posé, imperturbable – même lorsqu’il se fera apostropher par le champion Cohn-Bendit – Yanis Varoufakis, on le sait, n’est pas du genre à s’en laisser conter. Il décline ses désormais bien connues récriminations à l’encontre de la troïka et de l’Eurogroupe. "La Grèce n’est plus un pays souverain", déclamera-t-il après avoir rappelé, non sans motif, que le mémorandum imposé à son pays est "une humiliation" et que son application est "impitoyable".
"Ceux qui ont fait l’euro jusqu’à Maastricht étaient des marxistes, ils se sont trompés"
Sur le fond, Daniel Cohn-Bendit ne s’opposera pas. Il rappelle plutôt judicieusement qu’il fut l’un des premiers à critiquer l’action dogmatique des créanciers de la Grèce et à réclamer plus de temps dans l’application des réformes. En 2010 déjà, lors du premier plan d’aide à la Grèce, l’eurodéputé Cohn-Bendit disait aux dirigeants européens qu’ils sont "complètement fous" de demander au pays de tout changer en quelques mois alors qu’ils en sont incapables dans leurs propres pays.
Intervention de Daniel Cohn-Bendit au Parlement européen le 5 mai 2010 (regarder à partir de 0’15)
Sur la forme en revanche, Cohn-Bendit ne laisse rien passer. Il ne fait pas exception à l’agacement général vis-à-vis du ton professoral de Yanis Varoufakis, donneur de leçon hors pair. "Là on comprend pourquoi tu ne pouvais pas être ministre et que les autres ne pouvaient pas te comprendre : tu as toujours raison !", envoie-t-il, face à une salle ravie. L’ancien eurodéputé reproche à son contradicteur d’être incapable de jouer collectif et de ne pas vouloir comprendre des hommes comme Wolfgang Schäuble. Le ministre allemand des Finances, aussi intransigeant puisse-t-il être, dépendait, comme Varoufakis, avec qui le contact ne pouvait être qu’électrique, de contraintes nationales fortes dans les négociations.
Passé ce court moment de show, la discussion reprend aussi sec. L’occasion pour les deux hommes d’accorder leurs violons sur le saut fédéral indispensable pour remédier aux défaillances européennes. "La zone euro a été mal conçue et elle est incapable de faire face aux crises", rappelle Varoufakis. Avant que Cohn-Bendit ne prolonge : "ceux qui ont fait l’euro jusqu’à Maastricht étaient des marxistes. Ils pensaient que l’Europe politique suivrait. Ils se sont trompés".
En conséquence, "on chatouille les égoïsmes nationaux", soutient l’ancien eurodéputé. "C’est sur les échecs de l’Europe que se fonde le fantasme de la renationalisation", explique-t-il. "La guerre de l’Europe est encore longue", poursuit l’ancien ministre. Et d’ajouter que "l’oxygène qui maintient les extrêmes droites en vie est la récession et le manque de démocratie".
"L’Europe déstabilise toutes les forces politiques et pas seulement la gauche"
Optimiste assumé, Daniel Cohn-Bendit ne s’oppose donc résolument à Yanis Varoufakis, nettement plus sombre, que sur le style et la confiance inébranlable en le projet européen. Pour le premier, il ne fait aucun doute que les Etats membres vont aller vers plus d’intégration et que la Grèce peut être sauvée. Au passage, l’eurodéputé taclera Syriza, et donc Tsipras et Varoufakis, pour s’être alliée avec un parti souverainiste proche de l’extrême droite, rognant encore plus ses marges de manœuvre pour sortir de l’ornière et trouver un accord avec Bruxelles.
Et sur le thème du débat au fait ? Eh bien, presque rien. Au grand dam de quelques spectateurs un brin énervés. Tout juste entendrons-nous que "l’Europe déstabilise toutes les forces politiques et pas seulement la gauche", et que seule une issue transpartisane est possible, comme ce fut le cas depuis le début de la construction européenne.
Le débat aura duré une heure pile. Varoufakis file avec un grand sourire signer des livres dans le hall de l’opéra, tiré par son assistante. Tandis que Cohn-Bendit s’attarde sur la scène, encerclé par une vingtaine de personnes attirées par sa disponibilité. "Continuez de parler d’Europe à la radio", lui lance une spectatrice. "Je ne fais que ça !" lui répond-il en courant rejoindre sa propre équipe.